Un travail sur les valeurs : le témoignage de Stéphane Treppoz, PDG de Sarenza.com

En juin 2012 le Comité de Direction de Sarenza.com – entreprise web de 200 collaborateurs en forte croissance – réunissait ses 36 managers pour un séminaire d’une journée centré sur le rôle du manager. J’ai eu le plaisir de préparer et animer cette journée.

A cette occasion, le Comité de Direction faisait aboutir un travail d’expression des valeurs de l’entreprise : 3 valeurs assorties de 10 bonnes pratiques. Un temps d’appropriation par les managers eu lieu lors du séminaire, en revisitant les faits marquants de l’entreprise depuis sa création. Pour chaque fait marquant raconté, les managers repéraient parmi les valeurs celles qui étaient à l’oeuvre.

6 mois plus tard, Stéphane Treppoz, DG de Sarenza, témoigne du sens et de l’impact de ce travail.

En quoi ce travail sur les valeurs était-il important à ce stade de la maturité de l’entreprise ?

Sarenza est passée en 5 ans d’ une petite start-up de 20 personnes à près de 200 personnes aujourd’hui. Il y a un certain moment où on est obligés de structurer les choses, parce qu’on perd le contact direct avec les collaborateurs. Avant  on connaissait chaque personne par son prénom, maintenant on est dans un immeuble de 6 étages, il y a de plus en plus de gens qui changent, et qui arrivent dans tous les pays.

Et donc si on veut que la culture soit pérenne, si on veut que tout le monde se reconnaisse dans un certain nombre de valeurs, puisqu’on ne peut pas les communiquer au quotidien car on n’a pas le contact visuel et physique avec les gens, il y a un moment où il faut formaliser les choses.

Au sein du Comité de Direction de Sarenza, les 10 personnes qui ont toutes été recrutées – ainsi que les collaborateurs – sur un certain nombre de valeurs, souhaitaient qu’on formalise tout cela. C’est ce qu’on a fait.

Vous exprimez le souhait que la culture que vous aviez au départ soit pérenne : pourquoi est-ce important pour vous ?

La culture c’est ce à quoi les gens se réfèrent quand ils doivent prendre des décisions. Quand il y a des décisions pas faciles à prendre, des arbitrages à faire entre «est-ce que je fais ceci plutôt que cela ?», «est-ce que je recrute telle personne plutôt que telle autre ?» , «est-ce que je fais tel geste commercial ou pas vis à vis du client ?», «est ce que je privilégie  quelqu’un qui a moins de potentiel mais plus de compatibilité avec la manière dont tout le monde fonctionne ici, ou inversement quelqu’un qui est plus une star solitaire, qui a plus de compétence mais est moins en phase avec la culture ?», à un moment il faut faire des choix. Ce ne sont pas des choix faciles à faire, et à ce moment là il faut qu’on ait un code «de référence, une bible à laquelle tout le monde puisse se référer.

Dans quelle mesure les valeurs de l’entreprise reflètent-elles vos propres valeurs personnelles  ?

Elles reflètent fortement mes valeurs, mais pas que les miennes : avec Hélène Supau, la Directrice Générale, on est meilleurs amis depuis 25 ans, et on a les mêmes valeurs, c’est pour ça qu’on s’entend bien. Elles reflètent aussi celles des personnes qui composent le Comité de Direction de l’entreprise, puisque qu’ils ont adhéré à ce projet, c’est qu’ils se reconnaissaient là-dedans. Donc oui c’est très clairement le reflet de ce qu’on est à la base, notre ADN d’être humain d’une part, et d’autre part ce qu’on a appris en 25 ans de vie professionnelle jusque là, ce en quoi on a adhéré, et ce contre quoi on s’est «révoltés» – le terme est un peu fort, mais cela désigne ce qu’on a rejeté, qu’on n’a pas envie de vivre dans notre entreprise.

Justement, qu’est ce que vous n’avez pas envie de vivre dans votre entreprise ?

C’est simple : c’est la politique, ce sont des gens qui pensent à leur intérêt personnel plutôt qu’à l’intérêt collectif, ce sont les gens qui veulent tirer la couverture à eux. Chez Sarenza il n’y a pas de star, la «star» c’est la réussite collective, ce ne sont pas les réussites individuelles. Les collaborateurs qui ne comprennent pas que le degré de résistance d’une chaîne c’est celui du maillon le plus faible, et donc que chacun dans son job doit faire au mieux, sinon il impacte négativement l’ensemble de son entreprise.

On veut des gens qui pensent collectif et qui ont envie de réussir collectivement.  Après à eux de faire confiance dans leur équipe de Direction pour reconnaitre leur mérite, les faire progresser dans tous les aspects de leur vie professionnelle.

Vos 3 valeurs sont «exigence», «fun», et «less is more». que signifient-elles ? 

Il y a ces 3 valeurs là, mais au centre de tout cela il y a une valeur fondamentale qui est le service des clients, l’écoute des clients, parce que sans client on n’est rien.

«Exigence», «fun» et «less is more» sont les valeurs orientées vers nos collaborateurs, sur la façon dont on fonctionne en interne.

Sarenza_valeurs et bonnes pratiques

Exigence

L’exigence ça veut d’abord dire qu’on ne réussit pas sans travailler, donc on veut des gens qui soient motivés. Deuxièmement on veut des gens rigoureux : c’est sans doute un travers assez courant dans les pays latin dont on fait partiellement partie, et notamment chez les jeunes, de ne pas se rendre compte que la rigueur est quelque chose de fondamental, que si quelqu’un fait une bêtise, il impacte le travail de tous les autres.

Troisièmement l’honnêteté et la transparence : on rejette les gens qui sont soit malhonnêtes, soit politiques. On recherche un schéma particulier, on veut des gens qui ont l’esprit d’équipe, qui avancent en essayant d’aider les autres et qui comptent sur les autres pour les aider. Ces 3 pratiques liées à la valeur «exigence», ce sont des choses extrêmement fortes qui nous caractérisent et sur lesquelles ils n’y a pas de discussion possible.

Fun

Sur la valeur «fun», il y a aussi 3 choses : on essaye d’être curieux et inventifs. Notre métier est de vendre des chaussures, on n’est pas les seuls à le faire, il faut donc trouver une aspérité, quelque-chose qui fasse que les gens nous préfèrent à d’autres sites de vente de chaussures ou d’autres magasins physiques. Le côté sympa, inventif, c’est par exemple de faire une vidéo sur Youtube qui s’appelle «Bref j’ai trouvé chaussure à mon pied», c’est de montrer qu’on est sérieux sans se prendre au sérieux. C’est important.

«Sarenza spirit» c’est quand le 1er avril on remplace le site Sarenza par un site «sardineza» qui vend des sardines. C’est une blague qui montre qu’on peut faire des choses un peu sympa.

«Respectueux et complémentaires», c’est la quintessence du principe de réussite collective et non individuelle. C’est une prise de conscience que «il y a plus fort que moi, c’est nous». La réussite de tout le monde, cela implique de respecter les autres, dont on ne connait pas forcément le parcours académique, dont on ne connait pas forcément les compétences professionnelles, parce qu’ils font un métier qui est très différent. Il est clair que des gens qui achètent des chaussures, des gens qui font de la compta ou des gens qui font du marketing ne comprennent probablement rien à l’informatique, et inversement.

En revanche on a besoin de tous ces départements, de la même façon qu’on a besoin d’international, qu’on a besoin de gens pour faire du recrutement et motiver les équipes, qu’on a besoin de tout le monde.

Voilà pour la partie «complémentarité». Pour la partie «respect», c’est pour le coup une conviction intime forte : un être humain égal un autre être humain, un collaborateur égal tout autre collaborateur, que cela aille du président jusqu’à la personne qui est en stage chez nous, ou qui a un job qui commence au service client. C’est le respect d’autrui, le respect de l’expérience, de la couleur de peau, de la culture, des croyances religieuses, des orientations sexuelles. La tolérance est quelque chose d’extrêmement important chez nous. Tout personne qui déroge à cette valeur n’a pas sa place chez nous.

Less is more

Notre 3ème valeur est «less is more» : on est une entreprise qui est là pour longtemps, on se projette dans le long terme. La façon de réussir dans un secteur où il y a une concurrence extrêmement forte, c’est de faire attention à tout ce qu’on dépense.

Nous ne sommes pas une entreprise riche. Nous sommes une entreprise privée, Sarenza appartient à l’équipe de Direction. Nous voulons être indépendants et prouver dans la durée qu’on peut réussir une belle aventure entrepreneuriale française au niveau européen en restant des gens qui ont des valeurs et qui sont intègres, tant vis à vis de leurs clients que de leurs salariés, de leurs partenaires fournisseurs de chaussures, ou autres.

On est vraiment dans cette logique de long terme, on est pragmatiques dans ce qu’on fait, on essaie de viser le 16/20 plutôt que le 20/20. On n’a pas les moyens d’avoir une armée mexicaine : on est 200 chez Sarenza, on ne peut pas être 1000 ou 2000, et donc il faut qu’on aille à l’efficace, en pensant toujours au client final.

Une autre chose importante, c’est qu’on se veut agiles. Chacun doit être apporteur de solution. Plutôt que de dire «j’ai un problème, venez me le régler, vous le chef» on dit : »j’ai un problème, voilà la ou les solutions que je propose, qu’est-ce qu’on fait ?». Sachant que la vie est faite de compromis, et donc on sait très bien qu’il faut trouver une cotte mal taillée sur certains projets, mais l’important c’est de régler les problèmes, d’aller vite, et de viser si possible la satisfaction de tout le monde.

Souvent un travail sur les valeurs  dans une entreprise apparaît comme factice, voire décalé par rapport à ce que les gens vivent vraiment. Comment évitez vous cet effet ?

La façon la plus simple, c’est l’exemplarité. Je crois que dans tous les domaines de la vie – personnel, professionnel, politique – chacun doit être exemplaire dans ce qu’il fait. Nous avons partagé ces valeurs au niveau de l’entreprise, nous essayons de les mettre concrètement en oeuvre dans notre vie de tous les jours.

Un exemple concret pour illustrer cela : tout le monde ici, moi y compris, est en open space. Tout le monde a le même bureau, la même taille de bureau. Tout le monde voyage en classe économique, tout le monde a les mêmes chambres d’hôtel. C’est très  concret.

On a choisi des locaux – c’est à peu près notre seul luxe – en plein centre de Paris, à deux pas de l’Opéra. On a un immeuble superbe. Pourquoi a-t-on fait ce choix là ? Parce que chez nous on veut montrer qu’on respecte les gens. C’est l’endroit le plus cher de Paris Ile de France. C’est le plus central, le mieux desservi en termes de transports en commun, ce qui permet aux collaborateurs, quelque soit leur niveau de salaire, d’arriver au bureau relativement rapidement, dans des conditions sûres. C’est un choix que nous avons fait délibérément, qui nous coûte plusieurs centaines de milliers d’euros par an de surcoût de bureaux Mais on voulait montrer que, quelque-soit le niveau dans la pyramide hiérarchique, tout le monde est traité de la même façon.

En termes de recrutement, on a parfois hésité entre des candidats brillants mais peut être un peu trop sûrs d’eux, et des gens avec un peu moins de potentiel et qui avaient ce qu’on attendait en termes de culture. On n’a pas embauché les gens super brillants, on a embauché les autres.

On essaie de prouver dans tous ce qu’on fait au quotidien qu’on applique ces valeurs. Quand on a 200 priorités informatiques et qu’on ne peut en faire que 30, et bien on n’en fait que 30, et on explique pourquoi on fait ces choix là et on avance là-dedans. C’est ça viser le 16/20. Quand on lance un nouveau type de chèque cadeau pour Noël, pour l’avoir avant Noël on va faire des impasses sur certaines choses, parce qu’on se dit qu’avec cette première solution on couvre 80% des besoins. On sortira une deuxième version meilleure l’année prochaine, et puis voilà.

On essaie de montrer à tout le monde qu’on vit par ces valeurs.  En recrutement – cela fait 25 ans que je fais des entretiens, j’ai du en faire mille – je dis toujours les yeux dans les yeux que ce sont ces valeurs que je recherche. Soit vous vous sentez en phase avec ça et bienvenue chez nous, soit vous ne vous sentez pas en phase et – dans votre intérêt et le nôtre – il ne vaut mieux pas qu’on poursuive.

Je sais que l’ensemble du Comité de Direction, quand il recrute, porte ces valeurs là.

Il y a 6 mois vous avez partagé ces valeurs avec tous les managers lors d’un séminaire ; avec le recul, est-ce que vous constatez qu’ils se les sont appropriées et qu’ils en sont porteurs ?

C’est une bonne équipe, ils l’avaient déjà pas mal intégré. Ce qui est important c’est d’avoir communiquer avec l’ensemble des collaborateurs, car on n’en avait pas parlé directement jusque là. Je pense que les gens jugent plus une entreprise sur ce qu’ils voient au quotidien que sur des valeurs qu’on pourrait afficher aux murs.

On a un turn-over relativement faible, les gens apprécient d’être ici. On a été élus Great Place To Work la première année où on a concouru à ce prix. On passe beaucoup de temps à parler, à échanger, à faire du feedback auprès des équipes de Sarenza. Je pense que ce travail sur les valeurs fait partie d’un mix plus global, mélange de motivation des équipes dans la durée, et partage d’un certain sens, de «pourquoi est-ce qu’on fait les choses ?» et «où est-ce qu’on veut aller ?».

Lors de ce séminaire, vous avez revisité les faits marquants de l’histoire de l’entreprise, en les reliant avec vos valeurs. Avez-vous appris quelque-chose à ce moment là ? Et vos collaborateurs ?

D’abord ça a été un temps fort, car tout le monde a beaucoup aimé ce moment là. C’est un peu comme quand on regarde un album de famille, ça fait revenir plein de souvenirs. Clairement il y avait plein de choses qu’on avait oublié. Ca va tellement vite, on est tellement dans le quotidien, qu’on ne se pose pas.

Est ce que moi j’ai appris des choses ? non. Est-ce que je me suis souvenu à nouveau de certaines choses ? oui.

En revanche tous les collaborateurs qui ont fait ce travail et n’étaient pas là depuis le début – depuis 5 ans comme Hélène Suppau et moi-même – ont appris plein de choses, en particulier le fait que Sarenza ne devrait plus exister aujourd’hui, puisque une semaine après notre arrivée les actionnaires nous ont demandé de déposer le bilan.

Il y a eu des phénomènes d’appropriation assez forts car quand on revisite l’histoire on comprend mieux ce qui se passe aujourd’hui.

Que conseilleriez-vous à un dirigeant qui souhaiterait se lancer dans un travail sur les valeurs ?

Par principe je suis allergique à tout ce qui est factice. Si la personne n’y croit pas vraiment, il ne faut pas le faire. Si l’objectif est de plaquer des choses trouvées en cherchant dans Google  «valeurs de Coca-cola», «valeurs d’EDF» et d’en faire un «best-of», ce n’est pas non plus une bonne idée.

Je pense qu’il faut que cela parte de l’intérieur, du coeur et du cerveau des personnes qui gèrent l’entreprise. Si elles pensent que ce cadre peut être utile, c’est un travail extrêmement positif.

Si c’est plus un exercice de style, je pense que c’est complètement contre-productif, et je déconseille vraiment de le faire.

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